Tu ne sais pas par où commencer. Te décrire, raconter ta vie, vomir tes émotions et tes sentiments. Comment raconter plusieurs siècles sans ennuyer tes lecteurs. Tu n’as pas la plume de Molière, ni le talent de Baudelaire. Bien que le titre des « fleurs du mal » pourrait s’apparenter à ta vie. Tu étais une fleur parmi tant d’autres, à une époque oubliée depuis longtemps, une rose fauchée dans la fleur de l’âge. Ton histoire n’est pas un conte, ce n’est pas une légende, il s’agit de ton passé et de ton présent. Il s’agit de tes sentiments, de tes erreurs et de tes douleurs. Tu es unique. De ton passé, il ne reste que la base de ton prénom Anna. Tu as oublié l’étymologie de ton prénom d’origine. Anna, prénom qui a traversé les âges par tes nombreuses identités aux consonnances slaves. Tu sais qu’il en a fallu du temps pour te briser, pour que Kobal en personne annihile ta volonté. Une fois vide de tout, il a pu te façonner à son image, pour que tu naisses à nouveau sous le nom de Caym. Caym, démon qui est représenté dans le dictionnaire infernal de Collin de Plancy par un merle ou une grive. Triste ironie pour quelqu’un qui n’a jamais eu d’atomes crochus avec les piafs. Ton arme favorite sont deux dagues jumelles et non ce foutu sabre dont parlent les satanistes. Tu imagines qu’il vaut mieux que toutes ces informations soient erronées ; moins on en sait sur toi, mieux tu te portes.

Kobal était pour toi un guide, un chef, parfois un père pendant tes premières années de vie en tant que démone. Digne enfant du malin, tu faisais tout pour plaire à tes supérieurs, prenant un certain plaisir à faire souffrir autrui et à répandre le chaos. D’ailleurs, en y réfléchissant, ce n’est qu’en tuant que tu ressentais certaines choses, ces choses étranges qu’on appelle émotion. C’est en laissant libre cours à ton côté le plus sombre que tu te sentais exister. En tuant, tu vibrais tout simplement. Tuer pour se sentir exister, pour se sentir frissonner. Tu es si vieille, et parfois si jeune par rapport à tes supérieurs. Il en faut beaucoup pour t’impressionner, depuis toujours, même lorsque tu étais humaine, tu n’étais pas une oie blanche qui piaffait pour un oui ou un non. Peut-être es-tu née avec une lassitude de la vie, devinant déjà ton sombre destin alors que tu n’apprenais qu’à marcher ? Qui sait, de toute manière tu ne t’en souviens plus. Ton premier souvenir, le souvenir le plus ancien, remonte au regard sombre de Kobal, regard qui te fixait tandis qu’il s’amusait avec tes tripes. Comment être dévouée à l’être qui t’a détruite ? On dépasse le syndrome de Stockholm. Il ordonne, tu obéis, ça a toujours été comme ça.

Ta beauté, et ta cruauté, te précèdent de réputation. Tu n’es pas belle comme une fleur, non, mais plutôt comme une plante carnivore. Lorsque ta victime se rend compte de ton subterfuge, il est souvent trop tard.
Pour Lucifer, tu as occupé plusieurs postes ces trente dernières années. Le premier en tant que tueuse à gages en Russie pour intégrer un groupe de mafieux pour nourrir les projets de Lucifer. Ensuite, comme experte en art en Italie pour mettre la main sur quelques objets rares, et maintenant comme avocate en cours d’assise pour sauver le cul des pires ordures de cette planète, dont la plupart bossent pour tes supérieurs. L’avocate du diable est ton surnom, surnom qui n’a jamais été aussi bien porté. La seule fois où tu représentes la victime, c'est dans l'affaire en cours du meurtre de la jolie Cassie où ton but est de mettre Damon McGregor en prison de manière définitive.

Mais tout cela à un poil changé depuis que tu t’es sacrifiée pour la bonne cause. Non par sens du sacrifice, mais parce que pour toi cela était tout naturel. Te voilà enchaînée de manière risible à un ailé. Tout cela serait supportable si le visage de tes victimes ne venait pas te hanter chaque nuit. Tu sens que tu changes, tes émotions sont parfois difficilement gérables. Tu ressens comme un être humain. Et ce putain de libre arbitre qui te cause du tort. Tu sais qu’on garde un œil sur toi, et tu sais qu’on ne te fait plus confiance comme avant. Tu n’arrives plus à te sentir à ta place, même auprès de tes compagnons d’armes. La petite Sage, ta création, semble déclencher en toi un sentiment purement maternel. Tu l’as toujours protégé, mais cette fois ci les raisons de cette protection sont différentes. En fin de compte, même si cela est pénible pour toi, la seule personne qui semble te comprendre, n’est autre que ton ennemi de toujours, Uriel.